Intervention
The Purposeless Life of Flowers

I. « Pourquoi donc y a-t-il des fleurs ? »

Pourquoi ? Pour rien. Parce que. La beauté des fleurs est là, c’est tout. Pour rien. Et sûrement pas pour nous. Mais voilà : nous y sommes sensibles, et cela, ce n’est pas rien. C’est l’indice d’un accord possible entre le monde et nos sens, d’une relation qui ne soit ni d’exploitation (du monde ou d’autrui), ni de possession ou de manque, mais de plaisir, de ravissement, d’acceptation paisible. « Choses belles à proportion qu'elles ne se laissent pas prendre. » (38).

La poésie aussi est là, pour rien. Décrire des fleurs n’a aucune utilité, et peut-être aucun sens (on revient à la question de l'autonomie de la littérature développée par Andrew Goldstone, mais par le biais de l’autonomie du monde, de sa bienfaisante indifférence). Mais voilà : cela éveille en nous une part innée de nous-même que peu d’autres activités nourrissent. Et c’est là la dimension toujours fondamentalement politique, car morale, de la littérature, y compris celle qui semble à première vue la plus éloignée des question sociales. Lire et écrire de la poésie, c’est s’exercer au désintéressement (donc, déjà, un peu, à la bonté ?).

Les fleurs, sans rien faire, en n’existant que pour elles-mêmes, nous grandissent : le plaisir esthétique qu’elles nous procurent, trouvé ici, dans le monde (et non fabriqué avec nos propres armes), nous comble, en toute simplicité: source où puiser un confort moral, une plénitude, la certitude que, le temps d’un regard, nous ne sommes pas réduits à la sphère des besoins et des désirs, du manque et de la souffrance. Qu’il y a d’autres vérités existentielles que l’antagonisme qui oppose réalité et aspirations : qu’il y a d’autres formes de l’expérience que celles que propose le roman ; qu’il y aussi la poésie.

(Peut-on dire que l’avancée du roman comme genre de référence est inversement proportionnelle au recul du sentiment de nature dans une société donnée ?)

Les fleurs sont au monde ce que la littérature est au langage : essentielles, et bienheureusement superflues.

II. « Pourquoi donc y a-t-il des fleurs ? »

Pourquoi, semble dire Jaccottet, si ce n’est pour nous donner courage et confiance ? « Une part invisible de nous-mêmes ce serait ouvert en ses fleurs. Ou c'est un vol de mésanges qui nous enlève ailleurs, on ne sait comment. Trouble, désire et crainte sont effacés, un instant ; mort est effacée, le temps d'avoir longé un pré. » (85)

Comme presque toujours chez Jaccottet, s'exprime ici une fragilité et une confiance. Cette confiance se sait improbable, un pari pour l'immanence : parier que les fleurs ont un sens, qu'elles nous font signe (même si c'est une métaphore), que le proche est la clé. Que « même en cette fin de millénaire, on n'est pas absolument tenu de n'accorder de réalité qu'à l'ignoble. » (175)

Dans le monde d'après les Dieux, peut-on trouver un socle sur lequel bâtir une éthique et un espoir ? Avons-nous des raisons d'espérer, d'aimer, d'accepter ? Jaccottet répond oui, timidement, humblement, et sa réponse n'est nullement un parti pris théorique : plutôt, c'est une bouffée de courage puisée dans l'expérience, dans une série d'expériences précises, de moments ponctuels, mais répétés, de sorte de miracles tout à fait terrestres et simples : une nuit de lune où le silence semble être un autre nom pour l'espace ; des fleurs des champs connues et inconnues qui baignent d'une vapeur de blanc, de jaune et de bleu, et pour quelques jours à peine, un pré jusque-là anonyme ; une cime lointaine au-dessus d'un lac, cime puissante qui semble s'évaporer tout en se penchant de sa présence bienveillante au-dessus de l'aube ; des fruits à foison dans un cerisier d'été, au loin. Des visions ou « miracles » du quotidien qui ne sont miracles que d'être enfin vraiment regardés.

La poésie n'est alors ni une forme particulière de discours, ni (surtout pas) un château de mots qui se prend lui-même comme miroir, mais une qualité de regard qui permet de révéler simplement ce qui est. La poésie, avant même l'existence du poème, c'est un supplément d'être, au sens ontologique le plus fort :

« Celui qui douterait que le monde soit, qui douterait, lui-même, d'être, se guérit, ici, de ce qui n'est plus que maladie, ou faiblesses, ou lâcheté. » (113)

Un regard et une parole qui « rémunèrent » donc non pas « le défaut des langues » comme le voulait Mallarmé, mais le défaut d'être. Cette expérience précieuse, quasi mystique, mais entièrement terrestre et profane, d’une forme de plénitude ontologique, les poètes français la nomment volontiers « présence ».

Le travail d’écriture consiste alors à dépouiller la langue de ses oripeaux : à viser juste plutôt que joli. Asservir la parole à l’expérience, révéler le réel dans son immanence. La poésie est avant tout ce dépouillement de l'âme : elle naît du courage d'être et de se promener sans rien attendre. Un effacement de soi suffisant pour laisser apparaître, simplement, ce qui est.

Une spiritualité sans dieux, qui se fonde dans l’immanence.

III. Que les fleurs ont un sens.

Les fleurs ont un sens, non pas en tant que symboles ou comme signes d’autre chose qu’elles mêmes, mais en tant que leur existence donne sens au terrestre. Justement parce qu’elles ne désignent rien d’autres qu’elles-mêmes, qu’elles se suffisent à elles-mêmes hors de toute fonction utilitaire ou symbolique, elles prouvent qu’il y a dans ce monde une place innée, naturelle, pour le beau sans finalité. Et elles ouvrent en nous un espace de contemplation et de plaisir esthétique qui, pour être dénué d’application pratique, parce qu’il ne correspond à aucun besoin, nous confirme dans notre dimension esthétique, donc morale (Kant ne dit pas autre chose, mais en moins poétique, et sans partir de « preuves » puisées dans l’expérience comme Jaccottet).

Jaccottet ne peut certes pas faire l’économie de la question du sens: les fleurs ne peuvent être regardées sans être aussi interrogées. Interrogées, mais non traduites en significations ou allégories extérieures qui les essentialisent. Ce qui est remarquable dans ces quelques textes, c’est que ce sont des fleurs bien réelles, entraperçues ici, maintenant, pliées par le vent, déchirées par nos pas, déjà se fanant. Fugaces et sereines, n’aspirant à rien, ne symbolisant rien. Autrement dit, Jaccottet nous livre des textes sans images : au rebours d’une tradition millénaire, il propose de voir ces fleurs, plutôt que de les lire, de les traduire, ou de les utiliser comme métaphores.

Pourquoi des fleurs ? Pour nous forcer à regarder. Pour arrêter notre course, nos divagations, la prétendue « fuite des signifiants » et remarquer simplement que nous habitons un monde où il y a des fleurs. Constat simple, souvent oublié, qui révèle deux qualités existentielles fondamentales : 1) que la beauté sans finalité est une donnée première de l’expérience ; 2) que nous sommes des êtres doués de moralité.

« Il y aurait une circulation invisible manifestée ainsi par des signes ; les signes seraient frêles, comme nous sommes friables, mais la circulation continuerait au-delà de toute espèce de cassure. Un vagabond peut entrevoir cela, recevoir pareille aumône. Vite dissipée, probablement. » (84)

IV. Epilogue.

Quand nous aurons définitivement détruit tout cela—fleurs des champs, herbes vagabondes, arbres poussés d’un élan—, nous aurons éteint l’une des dernières sources : « Il est beaucoup de choses de ce monde où j'aurais bu et qui m'auront gardé de me dessécher, beaucoup de choses qui ont eu la légèreté d'un rire, la limpidité des regards. » (35).

On peut faire le deuil d’une fleur, mais non des fleurs.

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